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Les encombrants bienfaiteurs internationaux de l’éducation (2/2)

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logo global teacherLe premier Global Teacher Prize, un prix d’un million de dollars destiné à récompenser le « meilleur professeur du monde » sera remis en mars 2015 à Dubaï à l’occasion du Global Education and Skills Forum. Décerné par la Fondation Varkey GEMS, branche non-lucrative du groupe d’enseignement privé GEMS Education dirigé par l’entrepreneur Sunny Varkey, ce prix s’inscrit dans une série d’initiatives émanant de pays du Golfe persique et ayant trait à l’éducation.

Ces initiatives ont en commun de mettre en œuvre, à une échelle internationale, les outils et techniques de la communication événementielle, consistant à créer des « événements » (conférences, sommets, forums, symposiums, rencontres, etc.) de nature à attirer un maximum de retombées médiatiques. Pour ce faire, les pays concernés s’attachent les services des meilleurs fournisseurs mondiaux de ce type de prestations.

La plus importante et connue de ces manifestations est le WISE (World innovation summit for education) de Doha, au Qatar, organisé tous les ans, à l’automne, depuis 2009. Le GESF (Global Education and Skills Forum) de Dubaï, qui a lieu chaque année en mars, ne date que de 2013 mais parvient à s’imposer dans le paysage, notamment grâce au soutien actif de personnalités telles que Bill Clinton et Tony Blair.

Altruisme et générosité

Un autre forum, dénommé Education Project, s’est tenu en 2009 et 2010 au Bahrein. Organisé par Richard Attias & Associates, il a été annulé en 2011 en raison de la répression menée par les dirigeants de l’émirat contre la minorité chiite, qui s’était révoltée dans l’élan du « printemps arabe ». Le thème de l’éducation, synonyme d’altruisme et de générosité, offre d’appréciables bénéfices d’image. Mais lorsque le sang coule dans les rues, il n’y a plus d’artifice de communication possible et même les professionnels les plus aguerris jettent l’éponge.

C’est là leur limite : on ne doit pas voir de sang. Sinon, les grands communicants – comme la société de Richard Attias qui, sur d’autres sujets que l’éducation, multiplie les forums dans divers pays africains aux régimes corrompus - ne sont pas regardants. Et cela tombe bien car si seul le Bahrein a basculé dans la violence, aucun des régimes du Golfe n’est véritablement respectueux des droits de l’homme. Cela n’empêche pas les spécialistes d’y bâtir des actions de communication comme d’autres font des autoroutes ou des centres commerciaux.

Exploitant habilement le vaste thème de l’éducation, les différentes équipes de communicants l’ont accommodé avec les particularités des pays concernés. Ils ont mis sur pied pour ces manifestations des programmes éclectiques qui, en évitant les sujets qui fâchent (la liberté de conscience, la laïcité, la mixité, le darwinisme, l’éducation sexuelle, le syndicalisme, la nudité dans l’art, etc.) parviennent à donner une image « moderne ».

Sunny Varkey: "We have created a million dollar prize to fund the greatest teacher in the world".

Sunny Varkey: "We have created a million dollar prize to fund the greatest teacher in the world".

Malgré quelques raffinements et une place parfois laissée à certains penseurs indépendants, ces programmes se résument à une ode lancinante à « l’innovation » sous l’égide des technologies, du secteur privé et de la philanthropie. Précisons pour éviter la caricature : les technologies mais pas sans professeurs, le secteur privé mais dans le cadre des partenariats public/privé, la philanthropie mais sans retrait de l’Etat. Bref, tout ce qui, au regard des critères français, compose les éléments d’un programme libéral.

« Vieilles bureaucraties étatiques »

La vision de Sunny Varkey et de la plupart des participants au précédent Global Education and Skills Forum qui s'est tenu en mars 2014 à Dubaï rejoint d'ailleurs certaines conceptions de plus en plus répandues en France et à droite  : pour lui, le gage de l'efficacité est qu'une école soit gérée comme une entreprise, puisqu'une entreprise n'a pas droit à l'échec. Cette idée de l’efficacité supérieure du secteur privé, tenu de rendre des comptes (accountability) est un leitmotiv du Forum, où l’on concède néanmoins au secteur public l’avantage d’être le plus « inclusif ».

Sur un plan international,  Sunny Varkey oppose les « révolutionnaires », qui offrent de nouvelles opportunités sur Internet et les « vieilles bureaucraties étatiques » qui cultivent l'échec à grande échelle. Heureusement, les entrepreneurs sont là pour bousculer ce désordre établi et, en imposant une éducation de qualité, donner forme à un futur de prospérité et de coopération entre les peuples. Dans ce schéma, la philanthropie est là pour suppléer à des restrictions budgétaires présentées comme une évidence à l'abri de toute question.

Excellence, efficiency, partnership, global citizenship, high standards, interactivity… La langue de bois des adeptes internationaux du « capital humain » censé garantir la croissance économique n’a rien à envier à celle des discours de nos ministres prônant la réparation de « l’ascenseur social en panne » ou « la réussite pour tous et pour chacun ». Une erreur serait d’en conclure qu’il n’y a que du creux. La communication produit du contenu réel, tout en s’acharnant à faire oublier l’essentiel, à savoir que ce contenu, sous le strict contrôle de ses commanditaires, n’est ni neutre ni équilibré.

L'achat d'une thématique sociétale

Il peut cependant être intéressant. La forte présence des ONG -dépendantes vis-à-vis de leurs financeurs – et celle d’intervenants de haut niveau accroissent l’attractivité de ces manifestations. Une ONG, c’est une problématique, un terrain, une histoire à raconter, des personnages qui l’incarnent… Les conférences et débats (comme  ici celles du GESF 2014), pour la plupart accessibles en ligne après l’événement, forment un corpus utile aux journalistes ou aux chercheurs. Ces derniers disposeront ainsi de ressources documentaires qui leur permettront d’analyser comment certains pouvoirs ont entrepris de verrouiller à l'échelle « globale » la prédominance du paradigme libéral dans le débat sur l’éducation.

Ce projet implicite de politique éducative, dans certains milieux, soulève littéralement l’enthousiasme, à l’image de cet article publié sur le site de Forbes par un journaliste par ailleurs lui-même contributeur au Global Education and Skills Forum.

article ForbesCe qui est plus étonnant, c’est que ce début de prise en main du débat mondial ne semble susciter aucune réaction chez ceux qui, dans nos pays, ont passé des années à clamer leur refus de la « marchandisation » de l’éducation, qu’ils voyaient se profiler à travers les directives européennes, les négociations commerciales internationales et, pour certains, jusque derrière la moindre mesure pédagogique. Les adversaires du « tout-marché », pour l’instant, n’objectent rien à ce phénomène inédit que représente l’achat, littéralement, d’une thématique sociétale à l’échelle du débat public planétaire.

L'argent et les idées à la fois

Il arrive que la force des idées puisse contrebalancer celle de l’argent. Dans le cas présent, on laisse les clés du débat d’idées aux puissances qui ont déjà l’argent… Cette passivité peut avoir différentes explications. L’inconfort à critiquer « l’innovation » à la sauce libérale, lorsqu’on se veut soi-même adversaire du conservatisme, est une hypothèse. Le « politiquement correct » en est une autre : montrer du doigt des régimes de pays musulmans peut être embarrassant pour qui n’a pas envie d’être assimilé aux courants étiquetés « islamophobes ». La troisième hypothèse est la pire : ce serait celle d’une défaite idéologique intériorisée, de la résignation à un avenir techno-libéral de l’éducation dans le monde.

La caution apportée à ces manifestations par l'Unesco (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) est souvent invoquée pour couper court à toute réticence. Certes, lorsqu’une action est pilotée directement par l’Unesco ou clairement placée sous son égide (comme le programme Education pour tous), on peut la juger par nature conforme à la démarche de défense et d’extension des droits de l’homme.

Le pragmatisme impose une marge de tolérance envers les entorses à ces droits : en effet, comment attendre, pour qu’une éducation de base soit généralisée, que tous les régimes politiques du monde aient donné des gages démocratiques ? L'attitude de l'Unesco reviendrait ainsi, conformément à la tradition onusienne, à «tirer» certains pays vers ses valeurs, en les impliquant dans des démarches dont l’accomplissement s’inscrit dans une perspective démocratique.

Irina Bokova, directrice générale de l'Unesco, mars 2014

Irina Bokova, directrice générale de l'Unesco, au GESF, mars 2014

En revanche, lorsque l’Unesco, sans être en première ligne, délivre son avantageux label à des initiatives nationales et/ou privées émanant de régimes ne respectant pas les droits de l’homme, on est fondé à se demander si la dynamique n’est pas exactement inverse : des régimes s'efforçant de « tirer » insensiblement certaines institutions internationales au dehors de leurs principes. D’autant que le label Unesco, rassurant, attire d’autres collaborations, lesquelles donnent à leur tour à ces manifestations l’aura de respectabilité qui semblait au départ hors de leur portée.

Comme à chaque fois que se pose un problème de « fréquentabilité » internationale, il s’ensuit une dialectique entre une ligne intransigeante de non-participation et une ligne conciliante fondée sur l’idée que l’échange amène le progrès. Il serait intellectuellement confortable de juger la première juste en toutes circonstances et la seconde systématiquement irrecevable. Mais les choses sont plus compliquées et le dernier Global Education and Skills Forum à Dubaï en a d’ailleurs donné une illustration.

Salil Shetty, secrétaire général d'Amnesty International

Salil Shetty, secrétaire général d'Amnesty International

Salil Shetty, secrétaire général d'Amnesty International, faisait en effet partie des personnalités invitées. En séance plénière, et tout en abondant lui aussi dans le sens d’une plus grande efficience prêtée au secteur privé, il a notamment expliqué combien l’accès à l’éducation était entravé par la croissance des inégalités. Lors d’une intervention dans un cadre moins formel, interrogé par Ann Mroz, rédactrice en chef du Times Education Supplement, il a abordé des sujets plus rudes : le printemps arabe, les gouvernements qui surveillent l’internet, la répression au Bahrein et les conditions de travail des ouvriers au Qatar…

Il y a deux lectures possibles à cette participation : une petite audace des organisateurs qui, à côté de Bill Clinton et Tony Blair, ont jugé qu’ils pouvaient se permettre un tel invité ; et l’intérêt pour un dirigeant d’Amnesty de pouvoir brièvement occuper un espace d’expression semi-officiel dans un Etat qu’il sait extrêmement autoritaire. En montrant que l’on peut à divers titres participer à ces manifestations en pensant agir pour le progrès, ces deux lectures préservent du manichéisme…

Homogénéisation libérale

Elles ne peuvent cependant changer l’évidence : un discours prônant l’homogénéisation libérale des politiques éducatives, plaçant à l’arrière-plan les exigences démocratiques, tenu depuis des lieux non-démocratiques au moyen de budgets pharaoniques, et aboutissant à habiller l’obscurantisme aux couleurs d’une chatoyante modernité.

Comparatisme aidant, le débat sur les formes et les finalités de l'éducation prend peu à peu une dimension mondiale. Il est urgent qu'il ne soit pas confisqué ni dévoyé à coups de millions de dollars par d'encombrants bienfaiteurs.

Luc Cédelle


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